L’œuvre Hiroshima d’Yves Klein : le vide pictural comme métaphore apocalyptique

Written by Lily-Canelle Mathieu

Edited by Catriona Reid and Miray Eroglu


1961
. La première visite humaine de l’espace a lieu, la construction du mur de Berlin débute, et la plus grande explosion organisée par l’humain à ce jour prend la forme du test nucléaire « Tsar ». En cette même année, et seize ans après l’explosion de « little boy », Yves Klein réalise l’œuvre qu’il intitule « Hiroshima » (figure 1). 

Figure 1. Yves Klein, Hiroshima, Anthropométrie 79, 1961. Pigment sec et résine synthétique sur papier sur toile, 139.7 x 303.3 cm.

Figure 1. Yves Klein, Hiroshima, Anthropométrie 79, 1961. 

Pigment sec et résine synthétique sur papier sur toile, 139.7 x 303.3 cm.

Ce court essai est une analyse de la peinture Hiroshima, la soixante-dix-neuvième « anthropométrie » de l’artiste français Yves Klein. [1]. Cette œuvre se démarque du reste de la production de Klein par son titre référant ouvertement à l’histoire nucléaire de l’éponyme ville japonaise et par l’effet plutôt sinistre que ledit titre produit lorsque juxtaposé à son image. Ainsi, ce qui, je crois, est particulièrement important à propos de cette œuvre est qu’elle matérialise une hantise, une profonde anxiété sociale liée à la Guerre Froide et à une menace nucléaire grandissante en l’an 1961. Profondément ancrée en ce moment historique, dans le contexte duquel une tension politique quasiment apocalyptique est palpable, l’œuvre, où se juxtaposent différentes densités du bleu IKB (International Klein Blue, la couleur qu’il « crée » et qui devient sa signature) adresse l’insoutenable, l’inimaginable, par un vide pictural [2]. Dans cet essai, je défends l’hypothèse que l’utilisation du « vide » dansHiroshima est une métaphore visuelle référant à la menace, perçue au moment de la création, d’un futur nucléaire apocalyptique imminent. 

Mon essai est divisé comme suit : premièrement, une analyse visuelle de l’œuvre me permet d’observer la présence picturale du vide; deuxièmement, j’interprète ce vide comme la métaphore d’une menace apocalyptique; et troisièmement, j’émets des hypothèses quant à la motivation derrière la réalisation de cette œuvre et des significations potentielles qu’elle a pu avoir auprès de ses contemporains. 

La présence du vide pictural

Hiroshima est une toile rectangulaire de format horizontal mesurant 1,39 par 3 mètres. La couleur bleue IKB, qui est appliquée sur fond blanc, est la seule qui est utilisée. Elle obscurcit, variant considérablement en densité, la presque-totalité de la surface. Au centre de l’œuvre figure le contour flou de corps humains probablement tous féminins, sans pieds, ni mains, et aux têtes peu définies (quand présentes dans le cadre). Certaines têtes, pieds et mollets sont, en effet, coupés sévèrement par le cadrage horizontal serré. On croit distinguer trois corps : un penché vers la gauche, semblant être vu de haut après tombé brutalement au sol; un, central, peu défini, n’est en réalité qu’un buste et des cuisses vaguement définis; et un troisième, à droite, aux bras grands ouverts, semblant danser de manière extatique ou bien, lui aussi, être victime d’un choc physique important. Ces trois corps se distinguent par leur pâleur, qui est en contraste marqué avec leur contour d’un bleu profond : ce dernier, bien que brouillé, est en effet lourdement pigmenté. Le volume des corps n’est aucunement défini, et on ne distingue à l’intérieur de leurs contours extérieurs que l’application faible et aléatoire du pigment sec sur papier blanc. Entre les trois corps se trouvent des espaces qui sont, eux aussi, plutôt pâles. S’agit-il d’autres corps, ou simplement de l’absence de pigment? Cette question reflète le paradoxe fondamental de l’œuvre : tel un pochoir,Hiroshima est le résultat de ce que Camille Morineau qualifie d’« exploration formelle des capacités d’inversion, de réversibilité de l’empreinte » [3]. En effet, les corps ne sont pas peints et sont peu pigmentés. Ils sont, telles des ombres – ou, plutôt, tels des fantômes – la trace immatérielle d’une présence non définie. Cet aspect de l’œuvre rappelant la « trace » est exploré par Klein dans ses multiples « anthropométries », ces instances d’une série de toiles souvent monochromes où des corps, majoritairement féminins, sont tamponnés, frottés, roulés ou utilisés comme pochoirs. Klein qualifie les corps qu’il dirige lors de la production (souvent publique) de ses anthropométries de « pinceaux vivants » [4], objectifiant ainsi ses collaboratrices, ou humanisant ainsi le pinceau. Cette dichotomie déclarée entre l’objet et la vie dramatise le sujet principal de l’œuvre, le nu féminin – qui n’est, dans cette toile, qu’une absence picturale de pigment –, et évoque, par sa référence au pinceau inanimé, un corps ayant perdu la vie. Ses traces inversées, tel des fantômes ou des dépouilles, semblent peintes sans l’être [5], semblent humaines sans l’être à part entière puisque manquant toute intériorité, et semblent absentes en étant pourtant visuellement marquantes. Une telle absence, comme l’indique Juinichi Toyota dans son traité sur le vide dans les arts « traditionnels » du Japon, est souvent lourde de sens, peut-être plus que le seraient les objets (ou pigments) qui pourraient occuper cet espace « vide » [6]. 

Le vide comme métaphore apocalyptique

Bien que la soixante-dix-neuvième anthropométrie de Klein soit intitulée Hiroshima, je pense que la préoccupation principale de l’artiste et de son public n’était pas l’explosion nucléaire historique du 6 août 1945 – quoiqu’évidemment troublante et marquante pour l’imaginaire collectif des décennies successives –, mais plutôt la menace grandissante d’une apocalypse nucléaire, qui était, en 1961, technologiquement possible, « absolument réelle and assez proche » [7].  Segi relate qu’en 1956, lui et Klein virent un film sur la bombe atomique d’Hiroshima, L’ombre sur la pierre, dont la scène où un homme se désintégrant plus rapidement que son ombre laisse une sorte d’impression sur une pierre marqua profondément Klein, qui s’en inspira pour ses anthropométries [8]. Il est effectivement facile de voir la corrélation entre cette scène, dans laquelle la marque laissée par un corps et la seule preuve de sa dissolution, et les « suaires », les « traces » que sont les anthropométries de Klein. 

Hiroshima, pourtant, n’est pas composée de simples traces. Les contours embrouillés des corps sont obtenus par le processus inversé du pochoir qui ne permet pas à l’artiste d’obtenir l’empreinte de ses « pinceaux vivants », mais seulement leurs contours. Ces contours vides seraient, selon la théorie de Toyota énoncée plus haut, plus lourds de sens que l’impression directe des corps/pinceaux sur la toile. Vue l’intensification de la guerre froide lors de la création de l’œuvre en 1961, telle que soulignée dans l’introduction, il me semble raisonnable d’interpréter ce vide significatif dans l’œuvre comme une référence à une prochaine « Hiroshima », une prochaine bombe nucléaire possiblement plus destructrice encore que celle de Nagasaki et sujette à une réciprocation de la part de l’opposant, menant vraisemblablement à la destruction complète de la population humaine. En effet, Eva Horn écrit que, durant la guerre froide, le monde était sous l’emprise d’une fiction apocalyptique projetant une « destruction mutuelle assurée » causée par les armes nucléaires et menant l’humanité à son extinction [9].  L’œuvre Hiroshima de Klein, avec ses vides significatifs, ses corps n’ayant pas encore laissé de traces, et l’effet hallucinogène de ses contours non définis, est probablement donc une référence non seulement au passé, mais aussi à un présent et à un futur proche nucléaires. Le vide, dans cette anthropométrie, est donc une métaphore à la possibilité réelle de la fin du monde telle que perçue en 1961. 

Une vision poétique de la fin du monde

Pourquoi voudrait-on représenter l’imminence de la fin du monde? Peut-être, comme Andy Warhol avec ses sérigraphies d’images et de figures ayant trait à différents désastres, Klein le fait-il pour tenter de vider la menace nucléaire apocalyptique de son sens? Pourtant, Klein n’utilise pas la technique de défense employée par Warhol, soit la répétition excessive visant à l’épuisement de la sensibilité excessive. En effet, plutôt qu’une tentative de défense contre le désespoir, l’œuvre de Klein me paraît plutôt être un fantasme sinistre. S’agirait-il d’une ode poétique à la fin du monde? L’artiste iconoclaste est particulièrement épris de l’idée du vide, qu’il déclare être un espace rempli de « sensibilité picturale » [10], et du monochrome, qu’il compare avec la mort causée par l’explosion nucléaire [11] et qu’il décrit comme plein « d’énergie poétique » [12]. Cette association indirecte entre la catastrophe nucléaire et l’énergie poétique est troublante, presque invraisemblable. Pourtant, Klein ne serait pas le seul à apprécier la « poésie » d’une apocalypse nucléaire : Horn mentionne en effet un désir inavouable pour l’apocalypse éprouvé par certains artistes et auteurs au cœur de la guerre froide, qui célèbrent la vision d’une « mort collective » [13]. 

En bref, cet essai a exposé mon analyse du vide pictural dans l’œuvre Hiroshima d’Yves Klein, que j’interprète comme étant une métaphore à l’importante menace nucléaire de l’époque et une vision poétique de la fin du monde. Ce qui est le particulièrement important de cette œuvre, dans le contexte de l’histoire de l’art contemporain, est qu’elle s’éloigne de l’abstraction et se redirige vers une presque-figuration afin d’adresser un problème politique, une hantise sociale qu’est cette menace nucléaire.

endnotes

Cabanas, Kaira. 2010. « Ghostly Presence. » Dans Yves Klein : With the Void, Full Powers, édité par Deborah Horowitz, 172-192. Minneapolis : Walker Art Center Publications.

Horn, Eva. 2016. « The Apocalyptic Fiction : Shaping the Future in the Cold War. » DansUnderstanding the Imaginary War : Culture, Thought and Nuclear Conflict, 1945-90, éditépar Matthew Grant et Benjamin Ziemann, 30-47. Manchester Scholarship Online.

Morineau, Camille. 2006. « De l’imprégnation à l’empreinte, de l’artiste au modèle, de la couleur à son incarnation. » Dans Yves Klein : Corps, Couleur, Immatériel, édité par le Centre Pompidou, 120-155. Paris : Éditions du Centre Pompidou.

Moureau, Nathalie, et Dominique Sagot-Duvauroux. 2001. « Le droit d'auteur confronté aux
     créations contemporaines. » Mouvements 17 : 17-20.

Millet, Catherine. 2006. « Yves Klein : les cendres de l’art. » Art Press 327 : 22-27. 

Segi, Shinichi. 1983. « Le réaliste de l’immatériel. » Dans Yves Klein, édité par Jean-Yves Mock, 81-88. Paris : Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne. Catalogued’exposition.

Toyota, Juinichi. 2012. « Exploring Sense of Emptiness: A Cognitive Overview.» DansSense of Emptiness : An Interdisciplinary Approach, édité par Juinichi Toyota, Pernilla Hallonsten et Marina Shchepetunina, 1-11. Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars Publishing.

End Notes: 

[1] Le terme « anthropométrie » réfère généralement à une pratique anthropologique, celle de mesurer des corps humains. Klein utilise ce terme de manière métaphorique et l’utilise comme titre des œuvres-performances dans le cadre desquelles des femmes, sous sa direction, impriment l’empreinte de leur corps nu, couvert de peinture bleue, en se couchant, roulant, ou se traînant sur une surface qui devient ainsi une œuvre d’art, une « anthropométrie » de Klein.

[2] Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, « Le droit d'auteur confronté aux créations contemporaines », Mouvements, no. 17 (2001) : 20, note 6.

[3] Camille Morineau, « De l’imprégnation à l’empreinte, de l’artiste au modèle, de la couleur à son incarnation, » dans Yves Klein : Corps, Couleur, Immatériel, édité par le Centre Pompidou (Paris : Éditions du Centre Pompidou, 2006), 120.

[4] Catherine Millet, « Yves Klein : les cendres de l’art, » Art Press no. 327 (2006), 128.

[5] Shinichi Segi, « Le réaliste de l’immatériel, » dans Yves Klein, catalogue d’exposition édité par Jean-Yves Mock (Paris : Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne, 1983), 84.

[6] Juinichi Toyota, « Exploring Sense of Emptiness: A Cognitive Overview, » dans Sense of Emptiness : An Interdisciplinary Approach, édité par Juinichi Toyota, Pernilla Hallonsten et Marina Shchepetunina (Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars Publishing, 2012), 6.

[7] Eva Horn, « The Apocalyptic Fiction : Shaping the Future in the Cold War, » dansUnderstanding the Imaginary War : Culture, Thought and Nuclear Conflict, 1945-90, édité par Matthew Grant et Benjamin Ziemann (Manchester Scholarship Online: 2016), 30.

[8] Segi, « Le réaliste de l’immatériel, » 84.

[9] Horn, « The Apocalyptic Fiction : Shaping the Future in the Cold War, » 30.

[10] Kaira Cabanas, « Ghostly Presence, » dans Yves Klein : With the Void, Full Powers, édité par Deborah Horowitz (Minneapolis : Walker Art Center Publications, 2010), 176.

[11] Segi, « Le réaliste de l’immatériel, » 84.

[12] Cabanas, « Ghostly Presence, » 181.

[13] Horn, « The Apocalyptic Fiction : Shaping the Future in the Cold War, » 47.

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